L’aventure de Polambakkam commence en juillet 1955. Ou plutôt, il faut d’abord remonter jusqu’en 1953. En février de cette année, la Belgique connaît de graves inondations sur la côte et elle lance un appel à l’aide internationale. Peu de temps après, l’Inde répond à cet appel en envoyant de grandes quantités de sacs de jute (à remplir de sable) pour colmater les brèches dans les digues de la côte belge. Miracle de la solidarité internationale : la “grande” Inde porte secours à la “petite” Belgique ! Touché par cette solidarité, et à l’instigation des pères jésuites Moyersoen et Fallon qui vivaient en Inde, un groupe de philanthropes belges — parmi lesquels Ernest Solvay, Joseph Maisin, encouragés par le Roi Léopold III — a voulu témoigner de la reconnaissance de la Belgique. La lèpre étant endémique en Inde et la Belgique ayant acquis une certaine expérience dans ce domaine au Congo, la Belgique proposa à l’Inde de créer un centre de traitement de la lèpre, d’en assurer tous les investissements (véhicules, bâtiments), de recruter et former le personnel indien nécessaire, de gérer le centre pour une durée de 5 ans, pour ensuite le remettre aux autorités indiennes qui continueraient à en assurer le fonctionnement. Une “Fondation belge pour la lutte contre la lèpre” fut créée et la responsabilité du projet fut confiée au Dr. Frans Hemerijckx, qui avait déjà 25 ans d’expérience au Congo.
Lors de son premier voyage en Inde, le Dr Hemerijckx va assez rapidement choisir le village de Polambakkam, à une centaine de kilomètres au sud de Madras : “La région était connue pour une haute prévalence de la lèpre et le village était proche du Central Leprosy Teaching and Research Institute, une institution du Gouvernement fédéral, avec lequel nous avons pu collaborer dans la suite. Un bon accueil était assuré. Le docteur R. Cochrane avait établi à Polambakkam, dans les années 40, un centre d’études épidémiologiques et de ségrégation nocturne : les malades contagieux y passaient la nuit, ce qui réduisait ainsi les contacts avec la famille. A cette époque, il n’existait pas de médicament efficace et le seul moyen d’enrayer la maladie était un certain isolement. De cette expérience, il ne restait que quelques bâtiments” (Claire Vellut, voir son interview dans AMA67 pour d’autres détails).
AMA n°67 Décembre 2010
Entre-temps, le Dr Hemerijckx avait rencontré, à Delhi, Claire et ses deux collègues qui s’étaient montrées enthousiastes de collaborer à ce nouveau projet. Arrivé à Polambakkam, le docteur leur télégraphia qu’il comptait y démarrer le nouveau centre, leur demandant de patienter 1 ou 2 mois pour qu’il ait le temps de leur aménager quelques chambres. Il reçut en retour un télégramme : “Nous arrivons par le train après-demain”. Et c’est ainsi que le 9 juillet 1955, 160 malades furent accueillis lors de la première consultation.
La découverte récente (1943) d’un nouveau médicament — la dapsone, des comprimés administrés par voie orale — permettait en effet de “donner un nouvel espoir aux malades : ils pouvaient guérir et nourrir l’espoir de mener une vie “normale”. La stratégie de Polambakkam était donc d’aller vers les malades et d’installer les consultations dans les villages, ce furent les fameuses “cliniques sous les arbres”. Ainsi, mois après mois, le réseau de ces consultations s’élargit sur une région couvrant environ 884 villages et 3.000 km². Chaque matin, 2 ou 3 véhicules quittaient Polambakkam, avec à son bord médecin, paramédicaux, laborantins, et tout le matériel nécessaire (tables, chaises, microscope, fiches des malades, etc.); selon la distance et le nombre de malades à chaque consultation, chaque équipe visitait ainsi 1 à 3 “cliniques sous les arbres”. En principe les malades ne devaient jamais faire plus de 5 km à pieds, leur permettant ainsi de perdre le moins de temps pour poursuivre leur travail quotidien. Lors de chaque consultation, ils recevaient leurs médicaments pour 4 semaines, et toutes les 4 semaines l’équipe mobile revenait, même lieu même heure. Le Dr Hemerijckx aimait à dire que ses 52 “cliniques sous les arbres” étaient plus ponctuelles que les trains ! Entre deux consultations, des travailleurs paramédicaux, postés dans chaque zone, effectuaient le recensement de tous les malades dans les villages de leur zone, assuraient le suivi des malades problématiques ou qui avaient manqué la consultation mensuelle et dispensaient des conseils de prévention et d’éducation sanitaire dans les écoles.
A Polambakkam même, un hôpital de 50 lits fut construit en 1957 pour y accueillir les malades qui traversaient des périodes aigües de la maladie, ou avaient besoin de chirurgie réparatrice. Le tout était complété par une petite salle d’opérations, une section de physiothérapie, les laboratoires, les services administratifs et les habitations du personnel central.
Des photos et d’autres documents complètent par ailleurs cette description plus que sommaire du démarrage et du fonctionnement du Centre de Polambakkam, notre souci étant ici de présenter brièvement à ceux qui n’ont jamais été sur place, le cadre de travail de Claire pendant ces 25 ans.
Claire parle de Polambakkam (2011)
Parcourons maintenant quelques éléments de la vie de Claire durant ces 25 ans.
19 sept.1955 : inauguration officielle du Centre par le Gouverneur de Madras
2 mars 1960 : visite du Roi Léopold III et de la Princesse Liliane
19 juillet 1960 : le Centre de Polambakkam est remis aux autorités indiennes. Le Dr Hemerijckx est appelé à devenir consultant pour l’OMS pour le programme de lutte contre la lèpre pour tout le pays. Le gouvernement de Madras demande au Dr. Claire Vellut de reprendre la direction du Centre. Ce fut une situation paradoxale : un service gouvernemental dirigé par une personne privée étrangère ! Claire établissait son budget et recevait du gouvernement de quoi payer le personnel (y compris un modeste “honoraire” pour elle-même) et assurer tout le fonctionnement. D’abord prévue pour 5 ans, la convention qu’elle signa avec le gouvernement fut renouvelée jusqu’en 1980.
De janvier 1963 à mars 1966 : Jacques, le neveu de Claire, et son épouse Francine rejoignent l’équipe. Comme ils étaient tous deux assistants sociaux, l’idée de Claire était de profiter du nombre important de malades enregistrés et suivis dans la région, pour réaliser certaines enquêtes sociologiques et épidémiologiques et vérifier quelle pouvait être l’influence de certains facteurs sociaux et environnementaux sur la propagation de la maladie. Mais la logistique n’a pas suivi (il fallut 3 ans pour obtenir un véhicule supplémentaire, indispensable pour visiter les villages !), et Jacques et Francine furent occupés à Anandapuram, au dépistage dans les villages et les écoles, et à d’autres actions sociales et logistiques. En novembre 1964, Claire fut aussi très touchée d’accompagner Francine lors de la naissance d’Olivier.
11 février 1964 : visite officielle du Roi Baudouin et de la Reine Fabiola, et célébration de la XIe Journée mondiale des Lépreux en présence de Raoul Follereau et de son épouse.
En 1964 : création d’un home — “Les Béatitudes” ou “Anandapuram” — pour accueillir les lépreux qui étaient “médicalement guéris” mais atteints de mutilations suite à la maladie, et qui étaient seuls ou difficilement acceptés dans leur famille. La construction du centre fut initialement réalisée grâce à une généreuse donatrice belge, mais par la suite il fut financé par la Fondation Damien. Anandapuram a accueilli jusqu’à une trentaine de pensionnaires en même temps, hommes et femmes, dont plusieurs participaient à différentes occupations : jardin potager, cultures, petit artisanat, etc. Le centre est encore très actif aujourd’hui, même si les pensionnaires deviennent de plus en plus vieux, et lors de ses derniers séjours à Polambakkam, Claire aimait se rendre presque quotidiennement à Anandapuram.
En 1965 : la qualité du travail réalisé étant de plus en plus appréciée et reconnue, les autorités de Madras demande au centre de Polambakkam d’assurer la formation de travailleurs paramédicaux spécialisés pour la lèpre pour tout l’Etat du Tamil Nadu. Plusieurs groupes de 30 à 50 jeunes gens et jeunes filles vont se succéder de 6 mois en 6 mois pour cette formation, nécessitant la construction de logements et de nouvelles salles de classe.
Jusqu’en 1980 : le Livre d’or de Polambakkam témoigne des nombreux visiteurs, plus ou moins “célèbres” — amis, famille, personnel médical — venus de l’Inde ou de l’étranger, et que Claire a accueillis. Les nommer ici serait impossible, comme il serait impossible aussi de citer ici tous les membres du staff qui ont accompagné Claire dans son travail; Claire entretenait des liens amicaux avec la plupart d’entre eux. Mais on pourra se reporter à certaines photos ou témoignages qui apparaissent (ou apparaîtront) à d’autres endroits de ce “livre”. Que certains lecteurs n’hésitent pas à nous signaler d’autres moments plus ou moins importants que nous n’avons plus en mémoire immédiatement ou dont nous n’avons pas retrouvé traces jusqu’ici…
Le dernier événement à signaler dans cette période revêt cependant une grande importance pour Claire. C’est en effet le 14 juin 1979 que Claire se vit notifier qu’elle recevait la nationalité indienne ! Cela lui avait demandé de multiples démarches, elle avait dû rendre son passeport belge à son ambassade, elle n’avait pas pu sortir de l’Inde pendant de nombreux mois en attendant toutes les formalités administratives, et elle avait même dû passer un examen prouvant sa connaissance d’une langue indienne : Claire n’avait pas le don des langues, elle eut un entretien de quelques minutes (en Tamil) avec le haut fonctionnaire… qui lui accorda le bénéfice du doute ! Mais Claire ne s’arrêta pas en si bon chemin : elle suivit avec assiduité des cours d’Hindi par correspondance et en 1982, elle passa un examen en Hindi où elle obtint la distinction (152/200) !? En obtenant la nationalité indienne, Claire réalisait un de ses voeux les plus chers, qui lui permettrait de vivre en Inde durant toute sa vie.
En septembre 1980 : Claire quitte Polambakkam — mais on verra qu’elle y reviendra plusieurs fois ! — et remet la direction à un de ses collaborateurs indiens [Parmi tous les médecins de Polambakkam, nous ne nous souvenons plus lequel a succédé immédiatement à Claire.]